jeudi 17 septembre 2015

Sabra, Chatila, et ma Barbie.

Je me souviens assez bien de ces jours de septembre 1982. J’avais 10 ans. 
Je vivais dans un royaume, enfant comblée et aimée, née de l’amour improbable d’un beau couple exilé, expatrié, mixé, moderne.
La sidération avait été si grande qu’on avait oublié d’éteindre la télé. Je me souviens donc de quelques images qui défilaient, assez confuses. Et du mot massacre qui revenait souvent. Et aussi Phalangistes, Liban, Palestiniens. 
Je ne me souviens pas qu’on ait beaucoup, à ce moment-là, parlé de l’Occupant qui avait éclairé les meurtriers enragés. Ce n’est que bien après que j’ai lu l’enquête d’Amnon Kapeliouk, sans doute mon premier livre politique. 
C’est donc un jour de septembre 1982 que je suis née palestinienne. Je savais déjà que mon père était palestinien. Mais c’est ce jour-là, devant la télé, que je le suis devenue à mon tour. 
Ce jour-là, j’ai été connectée aux Palestiniens, ils sont entrés dans ma vie et ils n’en sont plus jamais ressortis.
Je ne sais pas ce qui fait l’identité. Je ne sais même pas si c’est l’identité qui fait l’engagement. Je n’en sais pas beaucoup plus sur la conscience. 
J'étais une enfant, qui s'amusait encore à tremper les cheveux de ses poupées Barbie dans le flacon d'Opium de sa maman. Cela donnait une odeur étrange, les épices de l'Orient markettisé se mêlant aux phtalates de l'icône des fillettes.  Je ne sais pas ce qui fait qu'à ce moment précis, une petite voix ne m'a pas dit de fermer les écoutilles, de fuir cette conscience et de continuer à gâcher des parfums chers avec les cheveux synthétiques de mes poupées. Car d'instinct, je savais que j'allais dorénavant m'aventurer dans des abîmes d'injustice et de douleur. D'instinct, je savais que le temps de l'insouciance était terminé. Que bien sûr, la vie continuerait de me gâter, mais que Sabra et Chatila étaient entrés en moi, qu'ils allaient dorénavant définir beaucoup de ce que j'allais être, et que çà n'allait pas être si facile. Je n'ai jamais entendu la petite voix qui disait de fuir, ou alors elle était si fluette, le vacarme de la barbarie l'avait étouffée.
Je me souviens très précisément de l'odeur de ce jour de septembre 1982. Un drôle de parfum de plastique opulent. Et puis, "l'odeur blanche et épaisse de la mort."*


* Dans Jean Genet "Quatres heures à Chatila".