lundi 31 août 2015

AU FIN FOND DE LA VASE



J'en ai assez de lire autant de platitudes, de gens supposés instruits et éduqués, qui se regardent le nombril et continuent de penser que le monde y est accroché, cet ethnocentrisme d'ignorants, incapables de regarder au-delà de nos frontières, que dis-je de nos frontières ? "au-delà du Paillon" serait plus juste.

Ces gens, qui s'imaginent être les emblèmes de la liberté d'expression, la Liberté tout court, qui pensent détenir la clef du Bonheur Absolu et la solution ultime face à la barbarie (la barbarie qui est identifiée quand elle nous touche mais qu'on peine à reconnaître quand elle en touche d'autres, faut pas fâcher ses copains au café).

Des gens bien comme il faut qui disent que l'Islam porte le mal en lui, que les musulmans sont des êtres intrinsèquement vrillés.

Oui, nous venons de subir de plein fouet le terrorisme dû à un fondamentalisme religieux ignoble, raciste, et violent, et qu'il faut combattre sans la moindre complaisance, avec nos moyens de Droit, de Droit, car sinon ils auront gagné, nous aurons perdu ce qu'ils veulent détruire, ce qu'ils abhorrent et veulent annihiler.

Mais de grâce, cessez vos leçons de morale à la petite semaine, votre refus obstiné de poser ne serait-ce que la question de nos politiques détestables et dangereuses, allant de la petite combine passée avec les radicaux des quartiers pour les pacifier (car l'Etat, la Ville, la Cité abandonnent, plus de moyens, ma pauv'dame) à la Realpolitik de nos gouvernements ("al-Nosra fait du bon boulot en Syrie", on disait...).

J'en ai assez de cette intolérance sous couvert de défense des libertés,  de l'émotion qui emporte tout, de voir mes propos systématiquement déformés par certains esprits obtus ("esprits" étant un grand mot en l'occurrence), des Karl moins Zéro sur le retour, qui se prennent au sérieux, alors que nous nageons, pataugeons, nous vautrons dans l'absurdité indécente, criminelle, de ce monde qui nous rappelle cruellement qu'il va mal, que nous n'avons malheureusement pas besoin des autres pour enfanter nos propres démons, que oui, l'ennemi est intérieur parfois.

J'en ai assez de ces grandes messes cathodiques, de ces gens qui brandissent des pancartes en se prenant pour les nouveaux résistants alors qu'ils n'avaient jamais acheté ce canard, alors qu'ils n'achètent plus trop de journaux d'ailleurs, alors qu'ils ne lisent plus du tout, en fait.

J'en ai assez aussi de tous ces abrutis, qui se découvrent musulmans alors qu'ils sont incapables de lire une ligne du Coran, qui emmerdent leurs femmes, leurs soeurs, et nos filles aussi, parce que c'est si facile de les prendre comme exutoires de leur propres frustrations, peurs, impuissance. Et ceux qui massacrent à tour de bras au nom de la religion, aucune leçon n'est donc jamais apprise ? A chaque Livre son Inquisition, c'est comme çà que çà marche ?

J'en ai marre de ceux qui mettent tout sur le dos de l'Occident, oui l'Occident qui vous a bien refait la tronche... mais les Saoudiens wahhabites ne sont pas des Occidentaux, eux, siiiiiii ?
J'en ai plein le dos aussi des "Occidentaux" (le terme anglais est plus approprié - "Western", pistolets et saloons), voulant que le monde entier se prosterne devant notre modèle de société, mais avec tout le package please, nos vieux dans des mouroirs, nos familles fondues et remodelées, nos p'tits gars paumés, nos gamines sexualisées, leurs mères coachées, leurs pères infantilisés, tout, tout le package, on vous donnera tout, on vous forcera à nous aimer, on vous larguera nos bombes pour que vous compreniez le sens du mot démo-crassie, on fermera les yeux sur les pendaisons, les coups de fouet, les burquas qui ne nous dérangent pas tant qu'il y a du flouze à se faire et qu'elles puent le pétrole.

J'en ai assez des cabales et des insultes, oh pas à cause de mon nom (je leur traduis, ils retiennent mieux, et çà les fait se marrer, c'est toujours çà de pris), non, pas à cause de ce nom,  juste parce que je ne rentre pas dans leurs cases préformatées et étriquées.

Merci papa, tu as voulu que je n'apprenne que le français, cette belle langue, ma seule langue, ma langue maternelle, ma langue d'Amour, parce que tu es un homme juste et intègre et que l'Exil Intérieur, çà suffisait comme çà, c'était pas pour ta fille chérie, mais mes compatriotes te le rendent-ils toujours bien, comme ils le devraient, comme l'exigeraient la rigueur, l'honnêteté, la morale (oui, la morale, beurk) ?

J'en ai assez de ceux qui mélangent tout, dans la grande patouille de leur médiocrité, de leur inculture, qui refusent la nuance, le doute, qui clament de grands principes en même temps qu'ils les sacrifient sur l'autel de leurs petits compromis quotidiens avec leur con-science.

J'ai bien envie de la leur dire, ma vérité. Que j'ai eu envie de vomir moi aussi, que j'étais en colère, que ce jour-là, je ne pouvais même plus blairer le moindre voile dans la rue.

Puis que j'ai lu, j'ai lu, j'ai lu. J'ai éteint la télé, et j'ai lu. Dans ma langue, la seule, un peu dans d'autres, mais surtout dans la mienne, la plus belle, la langue de France. Les mots sont importants. J'ai regardé les gens, dans nos rues, nos rues si paisibles (le plus souvent), oubliées (le plus souvent) par la fureur du monde, et j'ai croisé les doigts (à chacun ses rituels) pour que çà dure encore, encore, égoïstement j'ai croisé les doigts pour qu'on ne vive plus çà - mais t'es tombée sur la tête c'est que le début, pauvre cloche.

Et puis j'ai eu la nausée, la gueule de bois nationale, ah tiens il y a des méchants ici aussi, bienvenue dans le monde réel, les bisounours.
Et émue, aussi, de la belle marche, ressentant presque l'unité, presque seulement car quand on gratte un peu, aïe. Aïe !
Et puis la belle brochette de chefs d'Etat, le summum de l'hypocrisie quand-même, le grand-n'importe-quoi internationalisé, institutionnalisé, tournant en boucle sur la lucarne une et indivisible - mais qui a osé dire que ce monde était sérieux ?

J'ai envie de la leur dire, ma petite vérité, toute petite et qui ne s'applique pas aux autres contrairement à la Leur, la Seule, l'Unique, j'ai envie de la leur dire, aux donneurs de leçons, que dans ma famille, il y a plein de musulmans. Qu'ils ne me crachent pas à la gueule même quand je dis que Dieu.. ben... bof, quoi...;  qu'ils adorent mon mari (catholique), qu'ils sont les premiers à se désespérer de la fulgurante ascension de ce mouvement que personne (vraiment ?) n'avait vu venir.

Que ça n'en fait pas pour autant des serviles, des agenouillés, des collabos, que les membres de ma famille résistent à cette catastrophe, après avoir résisté à la Catastrophe, ce sont eux qui pleurent les chants du muezzin mêlés au son des cloches des Eglises, ce sont eux les fantômes de la conscience collective, réfugiés à jamais à l'intérieur d'eux-mêmes, dans l'immense et insondable solitude (au passage, merci pour çà à vos alliés, que dis-je vos alliés ? vos amis, vos chers amis...hein, c'est à vous que je parle, les Donneurs de Leçons de la Liberté Absolue).

On s'accroche à ce qu'on peut dans ces moments où l'on croit que l'Histoire bascule alors qu'elle ne fait que radoter, pauvre Histoire dont on n'apprend jamais les leçons (mal énoncées, il faut dire).

On s'accroche aux mots de Le Clézio, qui a tout compris il y a longtemps déjà, on se souvient de ceux d'Hessel, et on fredonne même une certaine chanson de Cabrel (bon, çà fait moins pointu, mais je suis une franchouille, j'aime les chanteurs populaires, c'est ma culture).

On s'accroche au Droit, aux mots du droit, aux maux du droit, terrorisme, crimes de guerre, crimes contre l'humanité...on s'accroche sacrément, parce que figurez-vous, la guerre, c'est normal qu'elle fasse des milliers de victimes civiles (eh ben non, c'est pas normal, il y a des règles aussi dans la guerre, c'est fou, non ?).

On s'accroche à l'art magnifique, moderne, intelligent, pacifique, de ses amis si tolérants et bons et aimants (oui, mes amis Taysir, Hani, je parle de vous, vous leur mettez une claque à tous ces abrutis, tous).

Je vous le demande, quelles sont ces valeurs que nous devons défendre comme un seul Homme - l'Homme Nouveau ? Parce que quand je vous lis, je me dis que je ne partage plus grand-chose avec vous, vous qui chantez la liberté assassinée mais qui vous accommodez fort bien des bombes au phosphore larguées à la sortie des écoles; vous qui dénoncez à juste titre la soumission des femmes, mais qui n'avez jamais eu la moindre exigence d'égalité pour leurs enfants; vous qui fustigez notre société sans courage, mais qui êtes si lâches avec vous-mêmes, vous qui avez regardé "La Haine", et répété d'un air entendu de faux rebelle "jusqu'ici, tout va bien", tout en redoutant l'explosion de nos banlieues (mais l'explosion, elle a finalement pris une autre forme, bien plus terrifiante, malheureusement pour nous tous).

Où sont nos Valeurs, si elles ne sont pas universelles, si elles sont exclusives de l'Autre ? Sont-elles englouties sous nos tonnes de névroses, regrets, déchets, soldes, amertumes, nostalgies, résultats de première division, misère sexuelle, sont-elles englouties sous nos tonnes de ressentiment ?
Où sont-elles, nos Valeurs, sinon planquées comme des peureuses et des pleurnicheuses au fond de notre pauvre coeur de pauvre humain incapable, au fin fond du fond de notre pauvre coeur nécrosé ?

Chez le marchand de journaux, on vit un moment historique, on est atterré, on se parle en faisant la queue, d'ailleurs la queue chez le marchand de journaux, çà faisait longtemps.
Un type: "Terrible, cette histoire".
Moi: "Oui, horrible. Et vous avez vu les 2000 morts au Niger aujourd'hui ?"
Le type, après une (très) brève hésitation: "Oui... mais eux, ils ont l'habitude".
Voilà. Cherchons nos Valeurs au Fin Fond de la Vase.

Janvier 2015