lundi 21 décembre 2015

C'est pas bien de jeter des pierres, les enfants.


Un de mes amis, pourtant pas trop bête, a pris son air autoritaire, comme s’il parlait de délinquance juvénile, et asséné : « D’accord, situation injuste, mais on ne jette pas des pierres. »

Je dois dire que j’ai du mal à rester calme dans des situations comme celles-là. Je prends sur moi, sinon j’ai droit au sempiternel : « Tu dessers cette cause en t’énervant ».

Bref, j’ai pris sur moi et juste demandé : « Tu fais quoi, toi, pour protéger les enfants palestiniens de l’armée israélienne d’occupation ? »

Air un peu ébahi. Ah oui, occupation. Répète après moi : « o-ccu-pa-tion ».

Eh oui, ils résistent. « Ré-sistent ».

C’est vrai que je vis dans une région où le mot « résistance » a été pour le moins galvaudé ces derniers temps. Galvaudé, c’est même gentil. Je dirais plutôt usurpé. Allez, je dirais même spolié. Précisément par ceux qui soutiennent l’Occupant Interminable. Quelle ironie.

Dans cette histoire, qui pourtant occupe la conscience collective depuis des lustres, l’évidence ne saute pas aux yeux. Qu’un occupé, privé d’armée, ait le droit de résister, par tous moyens, même des pierres dis-donc, çà ne saute pas aux yeux.  

C’est vrai que l’Occupant peut compter sur une ribambelle de journalistes serviles, de politiques faiblards, de communicants déloyaux, qui ont, il faut le dire, réussi auprès de certains (certains seulement), une improbable opération d’inversion.

Derrière cette opération d’inversion des valeurs, tous les moyens sont bons dans le pays de Charlie: pressions professionnelles, culpabilisation historique, instrumentalisation judiciaire, et une violence politique inouïe contre ceux qui osent rappeler l’évidence.

Alors, rappelons l’évidence, à nouveau, même si on est usé et écoeuré de devoir encore le faire, après tant d’années, après tant de milliers de pages écrites sur le sujet, après tant de films, d’expositions. Après tant d’innocents massacrés.

Les enfants qui jettent des pierres sont chez eux.

Çà c’est une évidence, et c’est aussi le Droit, çà tombe bien. Pas le droit à sa sauce dont l’Occupant Interminable se prévaut. Mais le Droit des Nations-Unies, dont on est bien d’accord qu’elles ne servent pas à grand-chose ici, mais au moins elles disent le Droit.

Donc, les enfants qui jettent des pierres sont chez eux.

Les soldats, eux, ne sont pas chez eux.

Ils occupent. Evidence aussi, et çà tombe bien, le Droit dit pareil: ils occupent. Il ajoute même: illégalement.

Donc les enfants qui jettent des pierres sont occupés. Et les soldats sont des soldats d’occupation.

Pourquoi sont-ils là, ces soldats ? Pour la sécurité des civils transférés par la puissance occupante en territoire occupé ? Oui, pour leur sécurité, quand ils volent la terre, les oliviers, les maisons, les orangers, l’eau, la vie, l'espoir (des occupés).

La sécurité des criminels, c’est essentiel, vous voyez. Les criminels doivent pouvoir commettre leurs crimes en toute sécurité.

Je dis "criminels", parce que c'est le droit aussi: le transfert de la population de la puissance occupante en territoire occupé est un crime de guerre. On appelle çà colonisation, ou implantation, ou je ne sais quoi encore. Bref, c'est un crime de guerre. Même en droit français.

Je n'en ai pas fini avec les évidences, qu'il faut donc même rappeler à des gens qui ne sont pas bêtes, pourtant.

L’occupation, ce n’est pas le progrès, ce n’est pas la modernité, ce n’est pas la justice.

L’occupation, c’est cruel, vil, violent, injuste, laid. Les résistants de pacotille de ma région s’en souviennent-ils ?

Les "occupants civils", çà s’appellent des colons. En droit international, on dit plutôt : population de la puissance occupante. Les journalistes, ils disaient colons juifs, puis colons tout court, maintenant ils disent israéliens. On s’en fout, c’est pareil. Ce qui compte, c’est où ils sont. Ils sont dans les Territoires Palestiniens Occupés. Donc ils sont des occupants. Simple comme bonjour.

Bon, bref : les enfants sont occupés; les soldats sont des occupants; les civils transférés en territoire occupé sont des occupants. "Civils", d'ailleurs, c'est vite dit, vu leur arsenal.

Les palestiniens sont occupés. C'est la vérité. Et elle n'est pas discutable.

Ou alors, il faudrait aussi discuter de la couleur du ciel, çà donnerait:

"Le ciel est bleu."
"Non, il est jaune fluo avec des pois verts."
"Ben non, il est bleu"
"Vous êtes trop radicale, vous. Un peu haineuse aussi, non ?" 

Les occupés n’ont pas d’armée pour les défendre.

Car il n’y a pas d’Etat souverain qui les représente.

Et d’ailleurs, l’Occupant a déjà dit que même s’il y avait un Etat (ce qu’il refuse, comme nos résistants de pacotille, qui se sont vantés d'avoir voté contre sa reconnaissance à l’Assemblée Nationale), eh bien, cet Etat n’aurait pas droit à une armée.

Donc, pas d’armée pour défendre ces enfants, et défendre leur pays contre l’agression extérieure de l’Occupant.

Pas d’armée.
Ni de Casques Bleus.
Ni d’Américains.
Ni de philosophe français (au contraire, lui, il défend l’Occupant, cherchez l’erreur).
Ne parlons même pas des monarchies du Golfe de la Honte.

Personne, donc. Personne.

Et il y a notre faible et dérisoire plume, la plume de ceux qui savent et qui n’oublient pas, et qui sont, oui, parfois énervés, de devoir rappeler l’évidence comme un refrain sans fin. Tout est à recommencer, toujours.

Des enfants occupés qui n’ont jamais connu autre chose que l’occupation. Leurs parents aussi d’ailleurs. Leurs grands-parents aussi d’ailleurs. Jamais connu rien d’autre que l’occupation militaire, l’occupation civile, la brutalité, l’injustice.

Des enfants visés, car si on veut détruire un peuple, on s’en prend à son innocence.

C'est ce qu'a dit un Ministre de l'Occupation: ces enfants sont des serpents. Serpents. Ce sont ses termes. On applaudit, ce sont nos amis, les occupants.

Et il faudrait taper sur les doigts de ces enfants: « C’est pas bien de jeter des pierres ». Pas bien.

Mais tu fais quoi, toi, l'ami pas trop bête pourtant, pour les protéger ? Pour ne pas qu’ils soient enlevés et emprisonnés s’ils résistent ? Pour ne pas que leur père ou leur mère soient tués s’ils ne veulent pas laisser leurs maisons et leurs oliviers aux colons ?

Toi, qui ne supportes pas qu'on égratigne ta voiture ?

Que doit-on leur dire ? Que leur pays est perdu, qu’ils doivent se résoudre à vivre comme l’a décidé l’Occupant, qu’ils doivent accepter le Mur Lugubre qui coupe en deux leur cour d’école ?

Ces enfants, qui jettent de simples pierres sur le casque lourd des soldats de l’Occupation, encourent désormais 15 ans de prison s’ils sont pris. Et la perpétuité si leurs parents ne peuvent pas payer d’impossibles amendes.

Oui, tu as bien lu, l’ami pas trop bête. Donc, maintenant, avant de donner des leçons de discipline, trouve des solutions. Ou au moins, tais-toi. Tais-toi, de Grâce.

J’ai plein de vidéos où on voit comment l’Occupant massacre l’innocence de l’enfance.

Mais je ne veux pas que tu aies des cauchemars, car tu aimes les enfants.  

Alors lis juste ces extraits très softs du très soft Unicef.

Et penses-y quand les résistants de pacotille proposeront (très bientôt, tu verras) de renforcer les liens économiques et culturels avec l’Occupant. Penses-y bien fort.


Extraits du Rapport 2013 de l’UNICEF :
"Les enfants palestiniens détenus par l’armée israélienne sont systématiquement victimes de traitements cruels et inhumains".
"Les enfants ont les yeux bandés, les mains serrées par des liens en plastique, sont victimes d’agressions physiques et verbales durant leur transfert vers les lieux où ils sont interrogés. La plupart du temps, ils sont pourtant arrêtés pour de simples jets de pierres."
"Chaque année, 700 enfants ou adolescents palestiniens, de 12 à 17 ans, (principalement des garçons) sont arrêtés, interrogés et détenus en Cisjordanie par l’armée, la police et les agents de sécurité de l’État hébreu."
" Israël est le seul pays du monde où des mineurs sont jugés par des tribunaux militaires."

jeudi 17 septembre 2015

Sabra, Chatila, et ma Barbie.

Je me souviens assez bien de ces jours de septembre 1982. J’avais 10 ans. 
Je vivais dans un royaume, enfant comblée et aimée, née de l’amour improbable d’un beau couple exilé, expatrié, mixé, moderne.
La sidération avait été si grande qu’on avait oublié d’éteindre la télé. Je me souviens donc de quelques images qui défilaient, assez confuses. Et du mot massacre qui revenait souvent. Et aussi Phalangistes, Liban, Palestiniens. 
Je ne me souviens pas qu’on ait beaucoup, à ce moment-là, parlé de l’Occupant qui avait éclairé les meurtriers enragés. Ce n’est que bien après que j’ai lu l’enquête d’Amnon Kapeliouk, sans doute mon premier livre politique. 
C’est donc un jour de septembre 1982 que je suis née palestinienne. Je savais déjà que mon père était palestinien. Mais c’est ce jour-là, devant la télé, que je le suis devenue à mon tour. 
Ce jour-là, j’ai été connectée aux Palestiniens, ils sont entrés dans ma vie et ils n’en sont plus jamais ressortis.
Je ne sais pas ce qui fait l’identité. Je ne sais même pas si c’est l’identité qui fait l’engagement. Je n’en sais pas beaucoup plus sur la conscience. 
J'étais une enfant, qui s'amusait encore à tremper les cheveux de ses poupées Barbie dans le flacon d'Opium de sa maman. Cela donnait une odeur étrange, les épices de l'Orient markettisé se mêlant aux phtalates de l'icône des fillettes.  Je ne sais pas ce qui fait qu'à ce moment précis, une petite voix ne m'a pas dit de fermer les écoutilles, de fuir cette conscience et de continuer à gâcher des parfums chers avec les cheveux synthétiques de mes poupées. Car d'instinct, je savais que j'allais dorénavant m'aventurer dans des abîmes d'injustice et de douleur. D'instinct, je savais que le temps de l'insouciance était terminé. Que bien sûr, la vie continuerait de me gâter, mais que Sabra et Chatila étaient entrés en moi, qu'ils allaient dorénavant définir beaucoup de ce que j'allais être, et que çà n'allait pas être si facile. Je n'ai jamais entendu la petite voix qui disait de fuir, ou alors elle était si fluette, le vacarme de la barbarie l'avait étouffée.
Je me souviens très précisément de l'odeur de ce jour de septembre 1982. Un drôle de parfum de plastique opulent. Et puis, "l'odeur blanche et épaisse de la mort."*


* Dans Jean Genet "Quatres heures à Chatila".

jeudi 3 septembre 2015

Ne mélangeons pas culture et politique, disent-ils.

Les femmes de la famille Tamimi, en Palestine, sont courageuses. Elles ont défendu le petit frère, 12 ans, menacé de kidnapping par un soldat d'occupation. Les gamines-héroïnes sont des blondinettes aux grands yeux clairs (http://mondoweiss.net/2015/09/teenage-behind-saleh), qui pourraient être les parfaites petites copines de nos mômes. Bah, un acte de bravoure de plus sur ce qui reste d'un petit bout de terre bouffée par l'injustice. La vidéo a été visionnée un million de fois. Mais quelque chose est passé (quasi) inaperçu. La réaction de la ministre de la Culture de l'Etat Occupant sur sa page Facebook: "L’armée aurait dû tirer sur ceux qui humilient un soldat"(http://mondoweiss.net/2015/08/soldiers-protesters-occupied). Voili, voilou. Elle est Ministre de la culture et c'est bien connu, la culture c'est pas la politique, d'après les détracteurs du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanction), lequel après avoir été raillé, est considéré comme une "menace stratégique" par les Occupants. Donc, selon cette brave dame qui promeut la culture de son pays, les soldats (qui n'ont rien à faire là, selon 40 ans de résolutions de l'ONU) auraient du tirer sur ces femmes sans arme. Juste pour éviter d'être humiliés. La bonne nouvelle, c'est effectivement que la Grande Armée de l'Occupation Interminable a été humiliée devant le monde entier par quelques nanas résolues à ne pas voir embarqué vers l'inconnu le gosse de 12 ans. La bonne nouvelle aussi, c'est qu'on va tous apprendre par coeur cette phrase sortie du cerveau et de l'uniforme de la Ministre de la Culture (parce qu'en plus elle pose tout en uniforme et rouge-à-lèvres, parce que c'est bien connu, l'occupation, c'est sexy). LA phrase qui va clouer le bec à la belle brochette d'à-côté-de-la-plaque composée d'éditorialistes sur le retour et de maires opportunistes. Aux pleurnichards de la-culture-qui-rapproche-les-peuples, on pourra dire tranquillou: "Vous savez que leur Ministre de la CULTURE a publiquement déclaré que l'armée aurait dû tirer sur des jeunes filles désarmées ? "
La culture, c'est toujours politique.  Ailleurs, çà peut aussi être criminel.

lundi 31 août 2015

AU FIN FOND DE LA VASE



J'en ai assez de lire autant de platitudes, de gens supposés instruits et éduqués, qui se regardent le nombril et continuent de penser que le monde y est accroché, cet ethnocentrisme d'ignorants, incapables de regarder au-delà de nos frontières, que dis-je de nos frontières ? "au-delà du Paillon" serait plus juste.

Ces gens, qui s'imaginent être les emblèmes de la liberté d'expression, la Liberté tout court, qui pensent détenir la clef du Bonheur Absolu et la solution ultime face à la barbarie (la barbarie qui est identifiée quand elle nous touche mais qu'on peine à reconnaître quand elle en touche d'autres, faut pas fâcher ses copains au café).

Des gens bien comme il faut qui disent que l'Islam porte le mal en lui, que les musulmans sont des êtres intrinsèquement vrillés.

Oui, nous venons de subir de plein fouet le terrorisme dû à un fondamentalisme religieux ignoble, raciste, et violent, et qu'il faut combattre sans la moindre complaisance, avec nos moyens de Droit, de Droit, car sinon ils auront gagné, nous aurons perdu ce qu'ils veulent détruire, ce qu'ils abhorrent et veulent annihiler.

Mais de grâce, cessez vos leçons de morale à la petite semaine, votre refus obstiné de poser ne serait-ce que la question de nos politiques détestables et dangereuses, allant de la petite combine passée avec les radicaux des quartiers pour les pacifier (car l'Etat, la Ville, la Cité abandonnent, plus de moyens, ma pauv'dame) à la Realpolitik de nos gouvernements ("al-Nosra fait du bon boulot en Syrie", on disait...).

J'en ai assez de cette intolérance sous couvert de défense des libertés,  de l'émotion qui emporte tout, de voir mes propos systématiquement déformés par certains esprits obtus ("esprits" étant un grand mot en l'occurrence), des Karl moins Zéro sur le retour, qui se prennent au sérieux, alors que nous nageons, pataugeons, nous vautrons dans l'absurdité indécente, criminelle, de ce monde qui nous rappelle cruellement qu'il va mal, que nous n'avons malheureusement pas besoin des autres pour enfanter nos propres démons, que oui, l'ennemi est intérieur parfois.

J'en ai assez de ces grandes messes cathodiques, de ces gens qui brandissent des pancartes en se prenant pour les nouveaux résistants alors qu'ils n'avaient jamais acheté ce canard, alors qu'ils n'achètent plus trop de journaux d'ailleurs, alors qu'ils ne lisent plus du tout, en fait.

J'en ai assez aussi de tous ces abrutis, qui se découvrent musulmans alors qu'ils sont incapables de lire une ligne du Coran, qui emmerdent leurs femmes, leurs soeurs, et nos filles aussi, parce que c'est si facile de les prendre comme exutoires de leur propres frustrations, peurs, impuissance. Et ceux qui massacrent à tour de bras au nom de la religion, aucune leçon n'est donc jamais apprise ? A chaque Livre son Inquisition, c'est comme çà que çà marche ?

J'en ai marre de ceux qui mettent tout sur le dos de l'Occident, oui l'Occident qui vous a bien refait la tronche... mais les Saoudiens wahhabites ne sont pas des Occidentaux, eux, siiiiiii ?
J'en ai plein le dos aussi des "Occidentaux" (le terme anglais est plus approprié - "Western", pistolets et saloons), voulant que le monde entier se prosterne devant notre modèle de société, mais avec tout le package please, nos vieux dans des mouroirs, nos familles fondues et remodelées, nos p'tits gars paumés, nos gamines sexualisées, leurs mères coachées, leurs pères infantilisés, tout, tout le package, on vous donnera tout, on vous forcera à nous aimer, on vous larguera nos bombes pour que vous compreniez le sens du mot démo-crassie, on fermera les yeux sur les pendaisons, les coups de fouet, les burquas qui ne nous dérangent pas tant qu'il y a du flouze à se faire et qu'elles puent le pétrole.

J'en ai assez des cabales et des insultes, oh pas à cause de mon nom (je leur traduis, ils retiennent mieux, et çà les fait se marrer, c'est toujours çà de pris), non, pas à cause de ce nom,  juste parce que je ne rentre pas dans leurs cases préformatées et étriquées.

Merci papa, tu as voulu que je n'apprenne que le français, cette belle langue, ma seule langue, ma langue maternelle, ma langue d'Amour, parce que tu es un homme juste et intègre et que l'Exil Intérieur, çà suffisait comme çà, c'était pas pour ta fille chérie, mais mes compatriotes te le rendent-ils toujours bien, comme ils le devraient, comme l'exigeraient la rigueur, l'honnêteté, la morale (oui, la morale, beurk) ?

J'en ai assez de ceux qui mélangent tout, dans la grande patouille de leur médiocrité, de leur inculture, qui refusent la nuance, le doute, qui clament de grands principes en même temps qu'ils les sacrifient sur l'autel de leurs petits compromis quotidiens avec leur con-science.

J'ai bien envie de la leur dire, ma vérité. Que j'ai eu envie de vomir moi aussi, que j'étais en colère, que ce jour-là, je ne pouvais même plus blairer le moindre voile dans la rue.

Puis que j'ai lu, j'ai lu, j'ai lu. J'ai éteint la télé, et j'ai lu. Dans ma langue, la seule, un peu dans d'autres, mais surtout dans la mienne, la plus belle, la langue de France. Les mots sont importants. J'ai regardé les gens, dans nos rues, nos rues si paisibles (le plus souvent), oubliées (le plus souvent) par la fureur du monde, et j'ai croisé les doigts (à chacun ses rituels) pour que çà dure encore, encore, égoïstement j'ai croisé les doigts pour qu'on ne vive plus çà - mais t'es tombée sur la tête c'est que le début, pauvre cloche.

Et puis j'ai eu la nausée, la gueule de bois nationale, ah tiens il y a des méchants ici aussi, bienvenue dans le monde réel, les bisounours.
Et émue, aussi, de la belle marche, ressentant presque l'unité, presque seulement car quand on gratte un peu, aïe. Aïe !
Et puis la belle brochette de chefs d'Etat, le summum de l'hypocrisie quand-même, le grand-n'importe-quoi internationalisé, institutionnalisé, tournant en boucle sur la lucarne une et indivisible - mais qui a osé dire que ce monde était sérieux ?

J'ai envie de la leur dire, ma petite vérité, toute petite et qui ne s'applique pas aux autres contrairement à la Leur, la Seule, l'Unique, j'ai envie de la leur dire, aux donneurs de leçons, que dans ma famille, il y a plein de musulmans. Qu'ils ne me crachent pas à la gueule même quand je dis que Dieu.. ben... bof, quoi...;  qu'ils adorent mon mari (catholique), qu'ils sont les premiers à se désespérer de la fulgurante ascension de ce mouvement que personne (vraiment ?) n'avait vu venir.

Que ça n'en fait pas pour autant des serviles, des agenouillés, des collabos, que les membres de ma famille résistent à cette catastrophe, après avoir résisté à la Catastrophe, ce sont eux qui pleurent les chants du muezzin mêlés au son des cloches des Eglises, ce sont eux les fantômes de la conscience collective, réfugiés à jamais à l'intérieur d'eux-mêmes, dans l'immense et insondable solitude (au passage, merci pour çà à vos alliés, que dis-je vos alliés ? vos amis, vos chers amis...hein, c'est à vous que je parle, les Donneurs de Leçons de la Liberté Absolue).

On s'accroche à ce qu'on peut dans ces moments où l'on croit que l'Histoire bascule alors qu'elle ne fait que radoter, pauvre Histoire dont on n'apprend jamais les leçons (mal énoncées, il faut dire).

On s'accroche aux mots de Le Clézio, qui a tout compris il y a longtemps déjà, on se souvient de ceux d'Hessel, et on fredonne même une certaine chanson de Cabrel (bon, çà fait moins pointu, mais je suis une franchouille, j'aime les chanteurs populaires, c'est ma culture).

On s'accroche au Droit, aux mots du droit, aux maux du droit, terrorisme, crimes de guerre, crimes contre l'humanité...on s'accroche sacrément, parce que figurez-vous, la guerre, c'est normal qu'elle fasse des milliers de victimes civiles (eh ben non, c'est pas normal, il y a des règles aussi dans la guerre, c'est fou, non ?).

On s'accroche à l'art magnifique, moderne, intelligent, pacifique, de ses amis si tolérants et bons et aimants (oui, mes amis Taysir, Hani, je parle de vous, vous leur mettez une claque à tous ces abrutis, tous).

Je vous le demande, quelles sont ces valeurs que nous devons défendre comme un seul Homme - l'Homme Nouveau ? Parce que quand je vous lis, je me dis que je ne partage plus grand-chose avec vous, vous qui chantez la liberté assassinée mais qui vous accommodez fort bien des bombes au phosphore larguées à la sortie des écoles; vous qui dénoncez à juste titre la soumission des femmes, mais qui n'avez jamais eu la moindre exigence d'égalité pour leurs enfants; vous qui fustigez notre société sans courage, mais qui êtes si lâches avec vous-mêmes, vous qui avez regardé "La Haine", et répété d'un air entendu de faux rebelle "jusqu'ici, tout va bien", tout en redoutant l'explosion de nos banlieues (mais l'explosion, elle a finalement pris une autre forme, bien plus terrifiante, malheureusement pour nous tous).

Où sont nos Valeurs, si elles ne sont pas universelles, si elles sont exclusives de l'Autre ? Sont-elles englouties sous nos tonnes de névroses, regrets, déchets, soldes, amertumes, nostalgies, résultats de première division, misère sexuelle, sont-elles englouties sous nos tonnes de ressentiment ?
Où sont-elles, nos Valeurs, sinon planquées comme des peureuses et des pleurnicheuses au fond de notre pauvre coeur de pauvre humain incapable, au fin fond du fond de notre pauvre coeur nécrosé ?

Chez le marchand de journaux, on vit un moment historique, on est atterré, on se parle en faisant la queue, d'ailleurs la queue chez le marchand de journaux, çà faisait longtemps.
Un type: "Terrible, cette histoire".
Moi: "Oui, horrible. Et vous avez vu les 2000 morts au Niger aujourd'hui ?"
Le type, après une (très) brève hésitation: "Oui... mais eux, ils ont l'habitude".
Voilà. Cherchons nos Valeurs au Fin Fond de la Vase.

Janvier 2015